Crispin est notre chauffeur.
C’est lui qui affronte pour nous la circulation de Brazzaville et les
ronds-points dans lesquels la priorité n’est ni à droite ni à gauche mais aux
plus rapides et au plus effrontés. Il habite dans ce qu’on appelle ici la cité
et qui est, en fait, tous les secteurs plus africains de la ville. Les
bâtiments y sont généralement limités au rez-de-chaussée, plusieurs familles
partageant une parcelle. Il en va ainsi pour Crispin qui a une pièce bien à
lui, en blocs de ciment nus mais recouverts à l’intérieur de draps tendus.
C’est là qu’il range ses possessions, un lit, une commode, une chaise et,
surtout, trônant au pied du lit, un énorme congélateur coffre. Le congélateur
n’est pas branché car il y a rarement le courant dans son secteur et qu’il a
loué sa petite génératrice à un blanc. De toute façon, il n’a pas besoin de le
brancher car il y met non pas des aliments mais son linge élégant. Ce
congélateur c’est un investissement, une occasion qu’il a eu et qui lui permet
d’épargner plus surement qu’en cachant de l’argent sous son lit. Ouvrir un
compte à la banque? Cela ne ferait qu’une dépense de plus alors qu’un
congélateur c’est solide, utile et pesant. Bref, voilà un investissement qui a
du coffre.
Mais Crispin a aussi une copine.
Ou plutôt une ex-copine car la femme de Crispin, qui était à Pointe-Noire,
vient le rejoindre à Brazzaville. Voilà qui ne fait pas le bonheur de
l’évincée. Elle en parle à son frère qui vient, avec deux copains, prendre le
congélateur en l’absence de son propriétaire, lequel est en train de travailler
à nous conduire à nos rendez-vous. Les voisins de parcelle voient bien les
trois hommes inconnus forcer la porte de la pièce de Crispin, ils les voient
bien emporter le congélateur, mais aucun n’ose intervenir. Ce n’est qu’au
retour de Crispin, en fin de journée, qu’ils lui racontent ce qui s’est passé.
Oh, mais ça ne se passera pas
comme ça, le vol du congélateur ne laisse pas notre chauffeur de glace, bien au
contraire. Il veut récupérer son bien. C’est cependant plus vite dit que fait;
la copine ne répond plus au téléphone cellulaire, elle ne se montre plus chez
elle, le frère est introuvable et la police, après lui avoir pris 20 000
CFA* pour les frais de l’enquête (et se payer la bière du vendredi soir) ne
fait rien. Finalement, Crispin retrouve son congélateur chez un revendeur à qui
il réussit à le racheter pour le prix payé au voleur, 80 000 CFA.
Retrouver son bien et obtenir
justice n’est pas si facile ici. Quoique, j’y pense, quand on se fait voler une
bicyclette chez nous, la police fait-elle quelque chose? Et quand nous retrouvons
notre bien volé dans un pawn shop, le récupérons-nous sans le payer? Nous
sommes beaucoup, face à la justice, à n’être que des Crispins en ce monde.
*CFA, franc de l’Afrique Centrale valant environ 2,20$ pour 1000CFA;
20 000CFA représentent donc environ 44$. Au total Crispin a payé plus de
200$, presqu’un mois de salaire, pour récupérer son congélateur.