Pourquoi traiter de l’automobile
alors que je suis en Afrique? N’y a-t-il pas sujets plus éloignés l’un de
l’autre? Détrompez-vous.
Je pourrais d’abord vous dire que
les autos sont les verroteries d’aujourd’hui. Autrefois l’explorateur, puis le
colon, trainait avec lui des miroirs, des bijoux de verre, bref des petites
choses brillantes et rares; il entrait en relation avec les décideurs, chefs de
village, chefs de tribu ou roi élu en leur présentant en masse de tels objets.
Aujourd’hui il n’y a pas un projet d’appui qui ne comprend pas au moins un véhicule, de préférence un 4x4. Les décideurs les exhibent de la même
manière que leurs prédécesseurs, il y a trois cent ans, montraient leurs
parures de verre.
Je pourrais ensuite vous
entretenir de vos autos usagées qui se retrouvent ici en masse comme nos
anciens autobus scolaires se retrouvent dans les Caraïbes. Tous les taxis sont
des Toyota d’une quinzaine d’années, repeints en vert (à Brazzaville; ils sont
bleus à Pointe-Noire, rouges à Owendo ou à Dolisie et changent ainsi de couleur
selon la ville). Les rues sont envahies de vos anciens achats qui viennent
finir leurs jours sous le soleil de l’équateur.
Je pourrais encore vous signaler
les pénuries de carburant qui affecte régulièrement Brazzaville, capitale d’un
pays producteur de pétrole. Les files interminables de voitures, dont
quatre-vingt pourcent de taxis, encombrent les avenues à proximité des stations
d’essence. Depuis janvier ce doit être la huitième période de pénurie environ.
Je vais plutôt vous parler des
humains. En Haïti, dans une société parfois violente ou les gens sont
volontiers méfiants les uns envers les autres, l’automobile crée une
transformation surprenante; les conducteurs sont polis, se cèdent aimablement
la route et n’utilisent leur klaxon que pour se dire des choses gentilles comme
«Après vous mon cher». Le fait d’être au volant exalte toute la noblesse qui
réside dans l’âme haïtienne. Mais, au Congo, c’est le contraire qui se produit.
Les congolais sont affables, polis jusqu’à en être des fois pointilleux. Ici,
les liens familiaux et sociaux sont extrêmement importants et on fait tout pour
les préserver. Sauf en auto. Au volant le congolais ne connait plus ni frère ni
mère, ni calme ni politesse. Lui, si volontiers en retard à tous ses
rendez-vous, est pris d’une folie de vitesse et d’impatience. Il klaxonne avec
méchanceté, pas seulement pour passer mais pour critiquer, réprimander,
agresser. Il accélère au mépris de la vie des piétons, de ses passagers, de la
sienne propre. Conduire le rend fou, au point que je soupçonne qu’un fétiche en
forme d’automobile ensanglantée est enterré quelque part, pour jeter un sort
funeste aux automobilistes congolais. Fétiche ou pas, le résultat est là; la
route tue et estropie de plus en plus de congolais et est devenu, en quelques
années, un problème majeur de santé publique. Comme quoi, notre relation avec ces drôles de machines a souvent un aspect tordu, faisant ressortir parfois
notre orgueil, parfois nos rancœurs et bien rarement, malheureusement, notre
amabilité.