samedi 8 mai 2010

Port-au-Prince : Les morts

Aujourd’hui la vie, ma vie, a fait que j’ai encore côtoyé des morts. La morgue de l’hôpital universitaire connaissait des difficultés techniques et une grosse remorque réfrigérée, la même peut-être qui a apportée en ville des fruits de mer au début de la semaine, est stationnée près du bâtiment pour servir de morgue de secours. Comme je dois circuler autour, puis y attendre des collègues, je suis au cœur du courant d’air qui sort des deux portes ouvertes, de nouveaux cadavres venant s’ajouter à ceux qui emplissent déjà les trois quarts de l’espace, empilés les uns sur les autres, dans des sacs verts dont les jambes et les pieds dépassent.
Devant moi un homme, vivant ce matin et mort maintenant. Au plein soleil de trois heures, le thorax éclaté d’au moins deux coups de feu., il affirme son appétit à vivre, absurde devant les odeurs qu’il commence déjà à exhaler. Un autre corps, sur la même civière, semble venir du même événement violent, les collants de l’électrocardiogramme encore collés sur sa poitrine, ses yeux ouverts sur la douleur et le visage marqué, pour quelques heures, des traces de sa souffrance. Est-ce une consolation de penser que ce rictus va pourrir, enfin, pour laisser quelques décennies durant le silencieux sourire d’un crâne indifférent ?

D’autres attendent, dans une patience figée qui ne se lassera pas, l’humain déjà absent de ces dépouilles qui ne signifient plus rien pour eux mais qui me parlent toujours. Comme si les monologues que mon métier me fait entendre, écouter, encourager et refléter n’étaient pas suffisants pour me dire la difficulté de vivre et qu’il fallait encore y ajouter un charnier pour bien le souligner.
On choisit une profession de vie, on avance et on s’investit dans la construction de possibles, on se bat sans relâche pour que les choses soient un tant soit peu mieux et on rencontre, au propre ou au figuré, des monceaux de cadavres.

Parfois on écrit un texte comme celui-ci, pas pour expliquer, pas pour argumenter, simplement pour exister et pour persister. Pour retrouver du courage à travers les mots, pour continuer à avancer alors que l’on voudrait renoncer.
Ce sont ces textes, le plus souvent, qui sont refusés. Mes meilleurs manuscrits n’ont jamais été publiés. Trop parlant peut-être, trop francs, trop nus. Un texte impudique , un texte de faiblesse et de révolte, ça ne se publie pas, ça se censure, ça se tait, ça se cache.
Mais, des fois, ça se lit. Et ça change une autre vie.

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